11. Une fissure dans la glace
En dépit de ma jeunesse et de mon manque d’expérience dans le domaine des relations avec quelqu’un d’aussi dérangé que ma mère, je m’efforçais de comprendre ce qui m’arrivait. J’étais déterminé à trouver un moyen de l’arrêter. J’étais certain que si je parvenais à trouver quelque chose qui lui ferait peur, quelque chose que je pourrais utiliser contre elle, cela mettrait un terme à toute cette folie.
A l’âge de 11 ans je pensais avoir trouvé la faille dans son armure, la fissure dans la glace.
L’année scolaire de 1976 se termina comme on pouvait s’y attendre : sans qu’il ne se passe rien de particulier. J’avais 11 ans et, le dernier jour de classe, je connus ma plus grosse déception. Comme d’habitude, je fus convoqué dans le bureau de la directrice. Je n’avais jamais compris pourquoi c’était aussi important pour elle de connaître les détails de ma vie privée. L’école avait été le seul endroit où je pensais avoir la moindre chance de trouver le salut. Cependant, quand je fus en âge de quitter le primaire, j’avais une opinion bien différente de l’école et de son personnel.
Maman m’avait prévenu qu’ils essaieraient de fourrer leur nez dans nos affaires et d’interpréter tout ce que je pourrais dire.
« Fais bien attention à ce que tu dis et raconte-moi toutes les questions qu’ils te posent. Ils pourraient essayer de t’envoyer en prison, comme David, s’ils savaient comme tu es méchant. Donc, tu ne dis rien ! »
Parler à la secrétaire me faisait peur et me retrouver seul avec la directrice me terrifiait. Tout au fond de moi, j’espérais et priais pour qu’elle apprenne, d’une manière ou d’une autre, les horreurs qui se déroulaient à la maison, et qu’elle intervienne. Je me demandais si, à l’école, on s’inquiétait pour moi ou bien si on voulait « me coincer », comme le disait Maman lors de ses nombreuses leçons sur le sujet. Je m’étais retrouvé dans le bureau de la directrice des centaines de fois, et rien ne fut jamais dit ou fait.
Ce dernier jour de classe, je n’en étais plus à m’accrocher à l’espoir que ce serait peut-être mon jour de délivrance. Chaque trajet entre les salles de classe vers le bureau de la directrice amenuisait un peu plus mes espoirs d’être sauvé un jour. Assis dans l’antichambre de son bureau, je priai pour enfin recevoir de l’aide.
Quelques heures auparavant, en classe, les enfants avaient discuté de ce qu’ils voulaient faire quand ils seraient plus grands. Pompier, professeur, et astronaute furent les réponses les plus fréquentes. Terrifié à l’idée de prendre la parole en classe, je fus ravi d’entendre le téléphone sonner et d’être convoqué chez la directrice. Si on m’avait obligé à dire quelque chose, j’aurais bégayé et eu l’air stupide devant toute la classe.
J’entendis la directrice parler en sortant de son bureau. Elle expliquait les différentes réactions qu’elle avait pu observer chez les enfants d’une classe qu’elle avait inspectée un peu plus tôt. En me voyant assis dans le fauteuil, l’expression sur son visage me montra qu’elle avait oublié que j’étais là. Elle vint s’asseoir près de moi. Elle me sourit et me demanda :
« Qu’est-ce que tu veux faire quand tu seras grand ? »
Elle semblait réellement curieuse.
« Je veux être un enfant ! »
Son visage devint sérieux, et elle répéta sa question avec compassion.
Aucune réponse ne me vint à l’esprit. Au fond de moi, rien ne me permettait de penser au futur. Je vivais au jour le jour depuis si longtemps qu’en fait j’étais surpris qu’on puisse me poser une telle question. Dans le silence qui emplissait la pièce, la tension devint trop forte pour moi. J’explorai tous les recoins de mon être à la recherche d’une réponse sincère, mais je ne trouvai que le sentiment familier de vide, ce vide qui était là depuis des années, et qui augmentait un peu plus à chaque fois qu’on me disait que je ne valais rien et que je ne méritais pas de vivre.
Elle passa son bras autour de mes épaules :
« Policier ?
— Peut-être », répondis-je, comme si je lui demandais la permission.
Je trouvai curieux que son unique suggestion soit justement ce que je ne pourrais jamais faire. J’avais été élevé dans la peur de la police, puis dans la haine après avoir été ramené chez moi par un agent et la colère maternelle qui avait suivi. C’était bien la dernière chose que je m’attendais à l’entendre dire. Sans hésitation, j’acceptai sa suggestion et prétendis être enthousiasmé. Pourtant, j’étais certain, au fond de moi, que je ne pourrais jamais y arriver, que je ne deviendrais jamais quelqu’un de respecté. Pour tenter de la remercier de la gentillesse dont elle avait fait preuve pendant toutes ces années, je m’efforçai de montrer combien j’appréciais la confiance qu’elle me témoignait et d’apparaître content. Elle se leva, se dirigea vers le bureau de la secrétaire et lui annonça que j’allais devenir policier. Puis elle me fit savoir que je pouvais retourner en classe.
Sur le chemin du retour, je me dis que l’école ne m’aiderait pas. Fâché d’être à nouveau laissé tout seul, je ne voyais aucune raison de retourner en classe. J’étais tiraillé entre un gros besoin de continuer à garder le secret et l’envie de demander de l’aide, et tout cela ajoutait à mon sentiment d’échec.
Pourquoi devrais-je retourner en classe ?
Pour qu’on me ridiculise et qu’on se moque de moi ?
Les rires de cette journée sonnaient creux. Creux dans le sens où je me sentais tellement vide à l’intérieur de moi, alors que les enfants semblaient apprécier les festivités. J’associais leurs rires au vide que je ressentais quand ils se moquaient de moi, en face ou dans mon dos. Je ne voulais pas faire partie de leur joie. Je savais que personne ne ferait rien concernant ma mère ou ce qui se passait chez moi. J’étais coincé, je n’avais que cette vie-là.
À 11 ans, il était temps que j’accepte mon environnement. Je priais pour qu’un jour je devienne si petit que je finirais par m’évaporer. Je parvins à me convaincre de me renfermer tellement sur moi-même que personne ne pourrait jamais m’atteindre.
J’étais déçu et furieux d’être purement et simplement poussé vers la sortie de l’école primaire pour rentrer au collège. Tous les espoirs, toutes les prières pour que l’école me sauve étaient réduits en poussière et s’ajoutaient dans mon cœur aux larmes qui n’avaient jamais coulé sur mon visage. Mais à présent, mon cœur était trop lourd.
Je compris que j’étais absolument seul. J’étais comme un enfant sans défense, impuissant face à la situation. Il n’y avait rien dont je pouvais être fier ou qui me rende heureux. Et surtout rien qui me donne une bonne image de moi.
J’étais persuadé qu’il me fallait enfouir toute forme d’expression ou d’émotion. J’étais incapable de supporter une déception supplémentaire. Mes souvenirs des mois qui suivirent, et même des années, sont si profondément ensevelis qu’il m’est difficile de me rappeler quoi que ce soit. Émotionnellement, je me renfermai complètement. L’été passa, avec ses habituelles punitions et nouvelles leçons à apprendre. Ces cours particuliers dont le but était de me « contenir » eurent moins d’impact que ceux des années précédentes. Maintenant, je m’en fichais complètement. Je pleurais de moins en moins. Bien que la souffrance fût tout aussi forte qu’auparavant, elle ne me perturbait plus. J’étais complètement froid et dénué d’émotions. Seule différence avec les étés précédents : cette année-là je fus autorisé à regarder de temps en temps, à la télévision, les célébrations du bicentenaire.
Plus jeune, j’avais de la peine pour mes frères et pour moi. À la fin de cet été-là, je n’avais même plus de pitié pour moi-même. Je ne ressentais plus rien. Maman n’avait plus beaucoup d’effet sur moi, et j’acceptais tout ce qu’elle inventait. Je n’avais même plus envie de garder la collection de bazar dans ma chambre, ni de maintenir en place le système de défense sur lequel j’avais tellement compté. Je n’avais plus envie d’échapper à Maman le matin, ou de lui répondre en hurlant quand je savais qu’elle avait tort. Ce fut comme si tout l’été passa dans une sorte de rêve. Je n’ai aucun souvenir de Josh ou de son frère. Kevin, aucun souvenir de vacances, de camping, de mes frères ou de quoi que ce soit d’autre.
J’imagine que, pour la plupart des enfants, aller de l’école primaire au collège est une période passionnante. On passe d’un seul instituteur dans une seule salle à un emploi du temps compliqué, dans différentes classes et avec plusieurs professeurs. Cela signifie se rendre seul d’une classe à l’autre, et à la cantine. Pendant des années, j’en avais rêvé.
Et maintenant que j’y arrivais, je ne ressentais rien. Aucune excitation. Ce n’est qu’après la troisième ou quatrième semaine d’école que je réussis à rassembler suffisamment de courage pour demander à Maman de m’acheter un survêtement, indispensable pour l’éducation physique. Je devais en avoir un le lundi suivant, sinon, je ne pourrais pas participer et j’aurais un zéro. Pendant tout le week-end, je cherchai un moyen de lui demander sans susciter une nouvelle leçon. Je cachai le mot qu’on m’avait donné à l’école dans ma poche. Là, il était en sécurité, puisque je lavais moi-même mes vêtements depuis des années.
Le samedi soir, je décidai d’annoncer à Maman que si je n’avais pas de survêtement le lundi, j’aurais un zéro en gym. Juste après le dîner, une fois la table débarrassée, je cherchai Maman dans la maison. Je savais très bien qu’elle allait exploser en sachant que j’avais besoin de quelque chose, mais je n’avais pas le choix. Si je n’obtenais pas de survêtement, j’aurais un zéro et cela lui donnerait une bonne raison de me punir.
En passant devant les escaliers, j’entendis la voix que j’avais fini par mépriser. Elle remontait et allait me voir, debout en haut des marches, comme un chiot malade. N’ayant plus aucun désir d’anticiper sa réaction, puisque je m’en fichais, je l’attendis.
« C’est quoi ton problème ? » aboya-t-elle en arrivant en haut.
Avant même que je puisse commencer à bégayer ma réponse, elle me dit :
« Disparais de ma vue jusqu’à ce que tu aies appris à parler correctement. »
Elle ne me donna même pas une chance d’ouvrir la bouche ; elle savait parfaitement que j’allais bégayer et avoir l’air stupide. Elle se contenta de me montrer son dégoût avant de s’éloigner.
Indifférent, je baissai la tête et me rendis dans ma chambre. Quelques minutes plus tard, j’étais assis sur mon bureau à regarder par la fenêtre, et elle rentra dans ma chambre.
« C’est quoi ton problème ? »
Je sautai du bureau et lui expliquai. J’ajoutai même que le professeur exigeait un survêtement. Elle se contenta de répondre « non ! » et s’éloigna.
Ça aurait pu être pire, je suppose, pensai-je.
Je revins au bureau et recommençai à regarder par la fenêtre. Je m’en fichais royalement. Quand les lampadaires s’allumèrent et que la rue se vida des enfants qui y jouaient, je grimpai sur mon lit et me cachai sous les couvertures.
La nuit était claire et pleine de l’odeur du brouillard et de l’humidité. L’une des rares choses que j’aimais à Daly City était son odeur. Je me dis que si j’ouvrais la fenêtre un peu plus grand, je pourrais profiter du calme et peut-être même voir quelques étoiles. J’écartai le bout du drap que j’avais maintenu serré autour de ma tête, pour me pencher vers la fenêtre au pied du lit.
Elle était là. Elle était là !
Je vis son visage à quelques centimètres du mien. Elle était là, debout, immobile, silencieuse, à attendre que je bouge. Ne sachant pas quoi faire d’autre, j’attrapai les draps pour recouvrir ma tête et me cacher comme je l’avais fait tant de fois auparavant. Mais elle me les arracha des mains et repoussa ma tête vers le matelas. Je m’étais redressé avant de découvrir sa présence, et maintenant, j’étais assis sur mon oreiller. Sa force me fit tomber en arrière et par-dessus la tête de lit, qui n’était haute que de quelques centimètres, et je dégringolai sur le sol, depuis le lit du haut. Sans perdre de temps, elle commença à hurler que je lui posais un problème en lui demandant d’acheter un survêtement. Quand je parvins à discerner où elle était, je m’appuyai sur ma main pour me redresser. Une vive douleur partit de mon poignet et remonta dans mon bras. Je me laissai retomber au sol, sur le côté. Elle me donna un coup de pied dans le flanc et je me glissai sous la commode orange à côté des lits superposés. La force de son coup de pied fit tanguer la commode, à tel point que le tourne-disque que j’avais posé dessus me tomba sur la tête et l’épaule. J’eus plus peur du bruit que mal. Curieusement, Maman se mit à se moquer de moi et à rire comme si c’était la chose la plus drôle qu’elle ait jamais vue. Elle rit de plus en plus fort en me montrant du doigt. Assis par terre, je frottai ma tête et mon épaule. Je vis le tourne-disque en morceaux sur le plancher. Son rire ajouté à mon tourne-disque brisé fit monter en moi toutes les émotions que j’avais cachées pendant l’été. J’avais déjà été en colère et avais toujours réussi à me maîtriser. Je croyais que si je devais un jour me laisser aller à la colère, ce serait après avoir tout fait pour la retenir, jusqu’à ce que je n’en puisse plus.
Je levai la tête, la regardai droit dans les yeux et lui dis : « Salope ! »
Je savais que ce que j’avais dit allait ouvrir toutes grandes les portes de l’enfer, que j’avais libéré la fureur de Maman, mais je m’en fichais. Elle se pencha vers moi et m’attrapa par les oreilles pour rapprocher mon visage du sien.
« Il y a quelque chose que tu dois bien comprendre, jeune homme. Tu es à moi, et je peux te tuer quand je le veux. »
Ses yeux étaient injectés de sang. J’ignorais si c’était à cause de la vodka ou de la colère. En revanche, je savais très bien qu’elle parlait sérieusement. J’avais peur, très peur.
Après quelques instants passés à nous regarder droit dans les yeux, moi, pétrifié de peur, elle me cracha au visage, poussa ma tête sous la commode et sortit de la chambre comme si de rien n’était.
Je me souviens d’être resté là un moment à réfléchir. Je n’arrivais pas à croire ce que j’avais entendu. J’étais choqué d’avoir exprimé si facilement mes pensées. Je n’arrivais pas à déterminer si j’avais fait une erreur ou si j’avais finalement trouvé le courage de réagir. Peut-être que c’était le cas ; peut-être pouvais-je finalement me défendre. Presque avec fierté, je remontai dans mon lit et me glissai sous les couvertures. Curieusement, je dormis profondément cette nuit-là. J’étais certain qu’elle ne reviendrait pas.
Le dimanche passa sans incident. Maman m’ignora toute la journée, ce qui me convenait parfaitement. Elle emmena mes frères à la galerie marchande de Westgate, et revint avec un survêtement vert qui avait une bande blanche le long des jambes et des manches.
Elle entra dans ma chambre, jeta le survêtement par terre et sortit sans dire un mot. J’étais émerveillé. J’avais réussi à obtenir ce dont j’avais besoin, et pour cela, il m’avait suffi de m’insurger. J’avais découvert une faille en elle que je n’avais jamais vue auparavant. Peut-être que, par le passé, j’avais raté quelque chose d’essentiel. À partir de ce moment-là, j’avais une arme, un moyen de contre-attaque. J’avais un espoir.
Les semaines qui suivirent, je commençai à lui répondre à chaque occasion. Plus fort, et plus longtemps, je tentais d’exprimer mes sentiments. À cause du bégaiement et de la peur, je hurlais. Souvent, ma mère faisait machine arrière, en général parce qu’un de mes frères entrait dans la pièce pour savoir d’où venaient ces hurlements. Cette révélation me permit de découvrir qu’une partie du pouvoir que Maman avait sur moi venait du fait qu’elle s’arrangeait soigneusement pour que les autres garçons soient en bas ou dehors quand elle déchaînait sa colère sur moi. À présent, je savais qu’il suffisait que je fasse suffisamment de bruit pour que Maman s’arrête. Je n’en revenais pas d’être passé à côté de cet élément crucial. Je suppose que j’avais été si absorbé par le fait de rester en vie que j’avais raté le moyen le plus simple et le plus efficace d’y parvenir. Il me suffisait de lui retirer la possibilité de me maltraiter. C’était surprenant de comprendre que ce qui me faisait le plus peur, à savoir parler et montrer notre secret au grand jour, était justement ce qu’il fallait faire pour y mettre un terme.
Maman savait exactement ce qu’elle faisait en alimentant la peur, année après année. Elle était passée maître en matière de terreur. Ce nouveau savoir me permit de développer une force que je n’avais pas eue jusque-là. Pour la première fois, je pouvais m’opposer à elle et être considéré comme un être humain et une vraie personne dans notre maison.
Les semaines passèrent, nous continuâmes à jouer à ce petit jeu, et je n’avais aucune hésitation à hurler à pleins poumons à chaque fois qu’elle s’approchait de moi. Cela me donna un sentiment de pouvoir incroyable. Plus important encore, je découvris que Maman était vide à l’intérieur et n’avait aucune valeur à mes yeux. Elle n’était rien de plus qu’une partie misérable de mon enfance qui s’éloignait. Pour la première fois de ma vie, j’avais gagné. À présent, j’avais l’impression d’avoir le pouvoir de la contrôler, et j’allais l’utiliser.
Du moins, c’était ce que je croyais.
Un vendredi, en rentrant de l’école, par-dessus la barrière du jardin, je vis ma précieuse table en forme de boomerang, le meuble hi-fi laqué noir et tous les meubles que j’avais collectionnés pendant des années pour les mettre au milieu de ma chambre.
Ils étaient tous réduits en morceaux et entassés dans le jardin. Je me rendis directement dans ma chambre : elle était vide. Il n’y avait plus rien qui m’appartenait. Ma commode orange, les livres sur le bureau noir, les meubles, l’aquarium sur la longue table, tout avait disparu. J’étais sous le choc. Je n’avais jamais imaginé qu’elle aurait le culot ou la volonté de détruire le peu de choses qui m’appartenaient, même s’il ne s’agissait que de cochonneries. Je n’en revenais pas.
J’ouvris la porte du dressing : il était vide. Maman avait passé la journée à détruire et à jeter tout ce à quoi je m’accrochais ; tout ce qui pouvait lui rappeler mon existence. Mes vêtements se trouvaient à présent dans la vieille commode à l’intérieur du dressing, et mis à part le lit du haut, tout ce qui pouvait être à moi avait disparu. En me retournant pour aller regarder sous le lit si elle y avait oublié quelque chose, je la vis, debout dans l’embrasure de la porte, appuyée contre le montant, souriante.
« Il faudra bien que ça rentre un jour, n’est-ce pas ?Tu ne peux pas gagner, dit-elle avant de tourner les talons.
— Tu veux jouer à ce jeu-là, alors jouons ! dis-je froidement. Je peux jouer à des jeux que tu n’imagines même pas. On pourrait jouer par exemple à... qui veut parler à la police ? Salope ! »
Elle s’arrêta immédiatement et se retourna, surprise. Dans le même temps, je remarquai que j’avais parlé d’une voix claire et profonde. Je n’avais pas bégayé du tout. C’était comme si j’étais une autre personne, et du coup, j’eus le sentiment d’avoir l’avantage. A présent, c’était elle qui se trouvait dans l’ombre, à se demander ce qui allait lui arriver. D’une certaine manière, c’était une victoire, petite, mais significative.
Ces dernières années, j’avais emmagasiné les souvenirs des failles de Maman dans l’espoir de trouver une fissure dans laquelle m’engouffrer. Ce changement d’attitude de ma part avait été mon plus grand succès jusqu’alors. Durant les semaines qui suivirent, je commençais à discerner ses schémas de fonctionnement. Je commençais à comprendre qui elle était. En dépit de mes 11 ans, je commençais à comprendre Maman, essayant de découvrir ce qui l’avait rendue comme ça. J’avais besoin de le savoir.
Avec le temps, je compris qu’elle était malheureuse d’être mère. Elle semblait détester le fait d’être responsable d’enfants, comme si cela lui prenait trop de temps. Quand Papa a quitté la maison, elle avait perdu le moyen d’exprimer ses émotions perverses. S’en prendre à mon frère était un exutoire quand les choses n’allaient pas avec Papa. Quand David a été emmené de la maison. Maman a continué, d’une manière légèrement différente, à être une mère maltraitante. Elle a fait plus attention à ce qu’elle faisait, cherchant à cacher ce secret non seulement au monde extérieur, mais aussi aux autres membres de sa famille. Je commençais à comprendre qu’elle avait besoin d’exprimer sa colère. Je pouvais le comprendre. Pendant des années, j’avais vécu avec, en moi, des sentiments et des peurs qui menaçaient aujourd’hui d’exploser, comme un volcan.
Peut-être que Maman et moi avions les mêmes besoins, et qu’elle ne savait pas comment les gérer. Peut-être qu’elle et moi avions finalement quelque chose en commun : des besoins qui se nourrissaient mutuellement. Maintenant que je parvenais à la comprendre un peu mieux, je découvris une émotion que je n’avais pas ressentie depuis longtemps : de la pitié.
Après tout, elle était ma Maman et avait une maladie mentale grave. C’était évident, même pour un enfant comme moi. J’étais conscient de devoir faire attention. J’avais fait l’erreur d’essayer de me mettre à sa place et d’être plus malin qu’elle à de nombreuses reprises, et j’avais échoué. Cette fois-ci, je savais quoi faire.
Je devais enfouir mes sentiments encore plus profondément qu’auparavant. Je devais faire abstraction de cet étrange sentiment de pitié et d’amour que je ressentais pour elle, et ignorer cette petite voix qui de temps en temps s’exprimait à l’intérieur de moi. Je devais me rappeler que nous étions pareils. Maman et moi, à quelques différences près. Nous étions comme les deux côtés d’une même pièce de monnaie : nous étions ennemis.
Je devais m’opposer à elle. J’avais finalement trouvé la faille que je cherchais depuis si longtemps. Il n’était plus question pour moi de laisser passer cette chance de me libérer.